Stanley Kubrick
Alors qu’il est largement considéré comme un cinéaste majeur de la deuxième partie du XXe siècle, la Cinémathèque n’avait jusque-là jamais proposé de rétrospective Stanley Kubrick – même si elle a pu montrer assez régulièrement ses films. Peut-être bien parce que Kubrick n’a pas besoin de la Cinémathèque pour exister. Il est connu et tout aussi reconnu. Ses films sont vus. Ils sont même – des séquences, des personnages ou des répliques – du domaine de la culture générale : Folamour luttant contre son bras, le sergent instructeur de Full Metal Jacket, Hal et le monolithe, le travelling dans les couloirs de Shining (les travellings tout court), Singing in the Rain version ultra violente… Aussi, vous n’apprendrez rien, ni ne verrez plus que vous ne connaissez déjà, si ce n’est de le voir en grand – et le cinéma de Kubrick ne supporte pas le petit.
Alors à quoi bon proposer une rétrospective maintenant, alors qu’il n’y a pas de dates de commémoration ? D’abord parce que le désir de cinéma n’attend pas les anniversaires – la cinéphilie peut être nécromancie ; jamais nécrologie. Ensuite parce que s’il est connu et vu, quinze ans après son décès, Kubrick n’est toujours pas classique. Ses films sont devenus des classiques. On peut même parler de films cultes. Son cinéma, lui, est toujours moderne, indépassable – on a pu le sentir encore récemment à la vision d’Interstellar de Christopher Nolan. Et ce qui marque avec un film frappe à la vision de l’ensemble de ses films. Qu’y a-t-il de nouveau dans le cinéma depuis Kubrick ? Ou, peut-on désormais en faire un classique, c’est-à-dire le ranger dans les tiroirs de l’histoire du cinéma ?
Pris à part, chacun de ses films depuis Les Sentiers de la gloire porte en lui une forme d’actualité, la marque d’un grand reportage d’hebdomadaire : les exécutions pour l’exemple et les officiers bouchers de la Première Guerre mondiale, l’horreur et le dérisoire de celle du Vietnam, les dangers d’une défense basée sur le nucléaire, la pédophilie, la violence, l’intelligence artificielle et l’origine de l’homme, la folie, l’adultère… De quoi alimenter des dossiers de l’écran. Prise dans son ensemble, l’œuvre témoigne en revanche d’une inactualité qui la place hors du monde et de l’Histoire. La projection mentale et labyrinthique d’un homme. Une vision.
Ce qui frappe en premier lieu, c’est que si le cinéma de Kubrick est un jalon dans l’histoire du cinéma, il semble ne pas avoir de référent antérieur (si ce n’est Max Ophuls dans son travail visuel et sa maîtrise des mouvements) et ne pas laisser place à des héritiers. Un jalon (de l’histoire du cinéma) et une parenthèse (dans l’histoire du cinéma). Un cinéma exclusif (absolu d’un côté, pour le spectateur, excluant de l’autre, pour les cinéastes) ? Un monolithe ? Celui auquel vous pensez. Une forme parfaite, un corps étranger qui contient un tout et que l’on n’a pas fini de sonder. Ce qui est sûr, c’est que l’œuvre de Kubrick semble chercher à contenir toutes les autres et en même temps se contenter d’elle-même. Dans et hors du monde. Dans et hors de l’industrie cinématographique. Couvrant un large champ du cinéma et en même temps complètement recentrée sur elle-même.
Cela tient d’abord au parcours et à la position de Kubrick dans l’industrie. Quand il tourne son premier long métrage, Fear and Desire, pour 9 000 dollars provisionnés auprès de la famille, il vient de la photographie, du magazine Look, du photoreportage. Pas d’école de cinéma, pas d’assistanat, pas de télévision par où sont passés tous les nouveaux cinéastes américains de sa génération (Frankenheimer, Lumet, Peckinpah, Altman…). Kubrick est un outsider qui se fait remarquer avec deux séries B originales (Le Baiser du tueur et L’Ultime Razzia) et se fait un nom avec deux films produits par Kirk Douglas : Les Sentiers de la gloire, projet qu’il porte, et Spartacus, sur lequel il n’a aucune prise mais qui lui permet de faire ses preuves auprès des studios. Kubrick gagne Hollywood et le fuit aussitôt pour la Grande-Bretagne où il tournera le reste de sa filmographie, y recréant même le Têt ou les rues de New York. À partir de là il sera hollywoodien par les financements de ses projets et autonome dans leurs productions. Ce qui en fait le cinéaste le plus indépendant du système. Peut-être parce que contrairement à un Welles, il a choisi son exil. Plus certainement parce que ses films ont toujours rencontré leur public et rapporté de l’argent.
Mais si cette place unique, dans et hors, peut se traduire géographiquement, économiquement (dépendant) et artistiquement (indépendant), elle se révèle essentiellement, ontologiquement, dans l’œuvre elle-même. L’entrée dans le cinéma de Kubrick se fait principalement par le genre. Ce qui est tout à fait dans la tradition du cinéma classique hollywoodien. Sauf qu’il ne se contente pas d’un seul genre et en seulement 13 longs métrages cela pourrait donner une œuvre totalement disparate. Cela n’empêche pourtant pas ses films de communiquer entre eux en forme d’autoréférences, comme s’ils s’inscrivaient dans une sorte de circuit fermé, autonome et comme hermétique au reste du cinéma : « Je suis Spartacus », dit Lolita. La pochette du vinyle de 2001 chez le disquaire dans Orange mécanique. La chambre Louis XVI de 2001 et le XVIIe siècle de Barry Lyndon. Le fauteuil roulant dans Docteur Folamour, Orange mécanique ou encore Barry Lyndon. Les mannequins dans Le Baiser du tueur, Orange mécanique, Barry Lyndon. La hache dans Le Baiser du tueur et dans Shining… Une unité de signes qui ne doit pas cacher la principale : la quête d’une expérience non verbale, une expression avant tout visuelle, totale. Une expérience dont chaque nouveau film cherche à en redéfinir l’expression. Comme si chaque nouveau film était une critique du précédent, un contre-pied, voire son annihilation. Kubrick ne cherche pas à donner une nouvelle version d’un genre, mais une version définitive. Absolue. Inégalable. Telle qu’elle ne s’inscrirait plus dans une histoire, mais la clorait. Le contraire du cinéma classique qui en donne les canons. Le contraire du cinéma moderne qui les détourne et les régénère. Une version totale, exhaustive, qui ne laisse plus la place de la renouveler. Ni même d’y revenir. Bref, Kubrick nous a laissé un cinéma qui terrasse – dans les deux sens du terme. Bâtisseur dans sa volonté de perfection et destructeur dans le sens où nul encore n’a pu passer après lui. À la fois « post » et « ante ». Est-ce là une forme de classicisme moderne ? À vous de voir.
Franck Lubet