Julio Bressane
Julio Bressane et le cinéma marginal du Brésil. Cinéma marginal tout court. Marginal, parce qu’il est de la marge, celle qui fait tenir les pages ensemble pour reprendre la formule de Jean-Luc Godard. Et le cinéma de Julio Bressane est une marge indispensable pour relier les pages de l’histoire du cinéma. Même si marginal, il l’est d’abord parce que trop méconnu. Parce qu’il a été trop longtemps occulté, rendu invisible pour des raisons obscures. Des raisons politiques ou extra-politiques. Marginal par rapport au Cinéma Novo. On peut même dire marginalisé par le Cinéma Novo. Une brouille avec Glauber Rocha à la fin des années 1960, au moment où la junte militaire qui s’est déjà emparée du pouvoir intensifie sa politique répressive. Une brouille parce que Glauber Rocha engage le Cinéma Novo sur la voie de la politique, du politiquement engagé – et il est devenu le porte-voix du cinéma brésilien à l’étranger – alors que Julio Bressane ne supporte qu’un engagement, celui du cinéma, pour le cinéma. Politiquement, Bressane est du côté de l’incorrection, celle des esprits libres, la pensée plutôt que les idées souvent arrêtées. Et en réponse aux mises en garde de Rocha il réalise dans la foulée deux films explosifs, Matou a Família e Foi ao Cinema (littéralement, j’ai tué ma famille et je suis allé au cinéma) et Un ange est né (un Funny Games mystique pour aller vite), ses deuxième et troisième longs métrages tournés la même année, en 1969, et présentés à la Quinzaine des réalisateurs des Festival de Cannes 1970 et 1971. De quoi consommer la rupture. Julio Bressane et son compère Rogério Sganzerla créent alors une maison de production, non seulement indépendante, mais carrément underground, la Belair, et produisent et réalisent six films en quelques mois, entre 1970 et 1971. Mais l’étau se resserre et se referme. À l’intérieur, la dictature. À l’extérieur, le Cinéma Novo qui monopolise toute l’attention et dont il est banni. Tirez le rideau. Julio Bressane ne pourra plus présenter de films dans les festivals. Pendant une douzaine d’années au Brésil. Quasiment une vingtaine à l’étranger. Et voilà comment on découvre dans les années 1990 un pur cinéaste qui a déjà vingt ans de cinéma derrière lui et dont on n’avait jamais entendu parler jusque-là. Ce qui ne veut pas dire qu’il soit beaucoup plus connu aujourd’hui. Mais ce n’est, bien sûr, pas cette confidentialité qui en fait le prix.
Ce qui en fait le prix, c’est le rapport de Julio Bressane au cinéma. Un cinéma total qui interroge en permanence la culture. Pas celle que l’on pose sur la table basse du salon comme un bouquet de fleur. Celle qui a façonné une civilisation, et à laquelle se confronte un esprit critique. Pour cela Julio Bressane convoque les mots (plus que la littérature) : Nietzsche (Dias de Nietzsche em Turim), Machado de Assis (Bras Cubas), Oswaldo de Andrade (Tabu, Miramar), Antônio Vieira (Sermões), Saint Jérôme (São Jerônimo)… La culture populaire, la musique brésilienne en tête, qu’elle soit bande-son ou présence à l’écran de ses compositeurs et interprètes : Caetano Veloso que l’on croisera dans plusieurs films, incarnant par exemple Lamartine Babo (un des plus grands compositeurs brésiliens) dans Tabu, voire O Mandarim, entièrement consacré à la musique brésilienne depuis le début du siècle dernier… L’histoire, présente dans tous les films. La peinture, dans sa manière de cadrer. Et le cinéma bien entendu, sous forme d’extraits de films, ou à nu, directement à l’écran dans son dispositif (scènes de tournage). Ajouter à cela l’érotisme, la mort et l’humour, et vous avez le matériau essentiel de Julio Bressane.
Un matériau qu’il travaille sans relâche avec les outils du cinéma, mixant des éléments complètement hétérogènes avec un sens de la collision, plus que du collage, qui tient du chaos. Pas celui du désordre. Mais celui qui donne lieu à la création – à un temps, plus qu’un monde – originelle. Julio Bressane réinvente constamment un point de vue historique – et cinématographique – à partir duquel on peut revenir sur le monde, ou tout simplement au monde. « Sortir du cinéma par le cinéma, pour replacer le cinéma au cœur même du cinéma, faire de sa marge un nouveau centre d’observation, telle est la quête sans fin à laquelle se voue Julio Bressane », pour reprendre Nicolas Azalbert dans son article des Cahiers du cinéma n° 575. Cela nous donne un cinéma à la fois totalement moderne et complètement primitif. Un cinéma qui s’offre le luxe de l’inactualité, et donc parfaitement intemporel. Mais il est temps d’aller à sa rencontre.
Franck Lubet
Bibliographie sélective disponible à la bibliothèque du cinéma :
AZALBERT Nicolas, « Bressane, le grand épuisé »,
Cahiers du cinéma, n° 575, janvier 2003.
FRAPPAT Hélène, « Julio Bressane »,
Cahiers du cinéma, n° 580, juin 2003.
DEBS Sylvie, « Entrevista com Julio Bressane »,
Cinémas d’Amérique Latine, n° 16, 2008.