Alfred Hitchcock
Sir Alfred Hitchcock. 1899-1980. Une silhouette bonhomme, aussi connue et reconnaissable que celle de Charlot. Plus de cinquante films. Le maître du suspense. Et une série de séquences passées dans l’inconscient collectif. La scène de douche de Psycho et la musique d’Herrmann. Le chignon de Kim Novak et son travelling compensé dans Vertigo. L’avion qui pourchasse Cary Grant dans La Mort aux trousses. Le coup de cymbales dans L’Homme qui en savait trop. Le baiser culinaire des Enchaînés… Que dire ? Tout a été dit et redit depuis que Rohmer, Chabrol et Truffaut ont révélé l’auteur derrière celui que l’on considérait jusqu’alors comme un faiseur. Les exégèses ont suivi et il est aujourd’hui, avec Chaplin, Lang et Godard, l’un des cinéastes à qui l’on a consacré la plus abondante littérature. Hitchcock parle au plus grand nombre, du spectateur lambda au cinéphile exigeant en passant par le cinéphile amateur. Il est peut-être le plus petit dénominateur commun pour dire « Cinéma ». Celui qui rassemble divertissement et analyse.
Des caméos, des blondes et du suspense : Hitchcock est une marque de fabrique. Le Hitch picture. Il est aussi sa propre réclame : quelque chose comme « Hitchcock présente… ». L’art de la mise en scène et de se mettre en scène – voir les bandes-annonces au cours desquelles il présente lui-même ses films en faisant le tour du propriétaire. Mais derrière cette posture de communicant, qui a avant tout une visée commerciale, se cache une écriture. Une écriture cinématographique dont la spécificité, justement, n’est pas d’être singulière. Hitchcock n’est pas Proust. Il tient davantage de Roger Martin du Gard – moins du fait de la forme et du fond que du fait, comme l’auteur des Thibault, que son œuvre peut toucher autant un public populaire que l’avant-garde. En résumé, là où Godard, Bresson, Lynch… ont développé un style inimitable, Hitchcock, lui, tout au long de sa carrière, a développé un style tout à fait imitable. Un non-style qui est celui de ceux qui privilégient l’histoire qu’ils racontent plus qu’une manière, trop voyante, de la raconter. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de style, mais que la qualité de celui-ci est justement de se rendre invisible pour atteindre sans interférence un seul but : émouvoir le spectateur. Tournez un film à la manière de Godard et l’on dira c’est du Godard, une forme trop référencée, presque du plagiat. Tournez un film à la manière d’Hitchcock et l’on dira c’est un bon thriller. Chez Hitchcock, ce n’est pas la technique qui reste, ce sont les images qu’il invente et qui, elles, restent inimitables.
C’est-à-dire que là où nous parlerions du fameux plan-séquence d’ouverture pour La Soif du mal de Welles, nous dirons simplement le « plan de la clé » pour parler du mouvement de grue du haut des escaliers jusqu’au creux de la main d’Ingrid Bergman dans Les Enchaînés. La technique est supplantée par l’objet qu’elle doit mettre en valeur pour véhiculer l’émotion. De là, le fétichisme du cinéma d’Hitchcock. La technique chez Hitchcock n’a d’importance que dans son efficacité narrative. Elle doit servir à montrer et non se montrer. Ce pourquoi on l’oublie alors que l’on garde en mémoire les images qu’elle a créées. Ce pourquoi la narration se doit d’être simple, classique. Découpage, montage. Rien de nouveau depuis Griffith. Tout est dans la maîtrise de la grammaire de base du cinéma. Le reste est une question d’imagination. Et l’on peut faire croire au spectateur qu’il assiste à un invraisemblable duel dans le désert entre un avion et un piéton. C’est là le génie d’Hitchcock : s’il utilise la grammaire la plus commune du cinéma, il en sort des images immédiatement identifiables et pour le coup inimitables sans être une référence. Presque du pictogramme : dans la manière dont l’information est mise en scène, dans la force avec laquelle elle reste en mémoire. Couteau + douche, chignon + clocher, avion + piéton, oiseaux + école… De même, si l’on regarde de plus près, Hitchcock raconte toujours la même histoire, la plus vieille histoire du monde : l’homme et la femme. Un homme et une femme réunis ou séparés par un événement exceptionnel. L’histoire d’un amour empêché. Et le suspense dans tout ça n’est finalement lui-même qu’un MacGuffin (le MacGuffin selon Hitchcock est un truc scénaristique pour faire avancer l’action : des plans secrets, un minerai…), un truc de production pour vendre un film de suspense qui n’est en fait rien d’autre qu’un film d’amour. À l’image justement de ce conseil qu’il donnait à Truffaut dans leurs entretiens : filmer les scènes d’amour comme des scènes de meurtre et les scènes de meurtre comme des scènes d’amour. En gros, jouer avec les mêmes armes que tout le monde mais pas sur le même terrain.
En ce sens Hitchcock est une école. Pas une école dont il serait le maître comme en peinture (encore qu’il a laissé des disciples à l’image d’un Brian de Palma). Plutôt un maître d’école dont les films sont des leçons. Presque des exercices corrigés. Par exemple, le cliché du suspense : un lieu clos, une ruelle, la nuit, le pavé luisant. Et si l’on faisait une scène de suspense dans le désert, en plein soleil… Passer du cliché à l’invention visuelle. Obtenir le maximum d’effet avec le minimum d’éléments. Avec toujours le spectateur en ligne de mire. Voilà le fondement du cinéma selon Hitchcock. Une écriture cinématographique fondamentale. À partir de là, on peut se lancer dans l’analyse, thématique, symbolique, freudienne (voir le rapport à la mère dans plusieurs de ses films ou les allégories du cinéma). Ou jouir simplement d’une parfaite horlogerie qu’il n’a fait qu’améliorer tout au long de sa carrière, la période américaine, contrairement à Lang, étant la continuité de sa période anglaise, de l’amateur de talent au professionnel. Pour qui découvre Hitchcock, ce sera comme rester suspendu aux aiguilles de l’horloge. Pour qui connaît déjà, ce sera regarder les mécanismes qui entraînent les aiguilles de l’horloge.
Franck Lubet