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Cukor / Ophuls

Du mardi 01 décembre 2015
au vendredi 18 décembre 2015


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À ma gauche, George Cukor (1899-1983). À ma droite, Max Ophuls (1902-1957). Deux cinéastes de la même génération. Deux cinéastes qui ont débuté au cinéma quasiment au même moment, après avoir fait leurs premières armes au théâtre. Deux challengers de poids avec chacun une sacrée filmographie.
D’origine hongroise, mais né à New York, Cukor est un pur produit américain. Il a fait toute sa carrière à Hollywood, se définissant lui-même comme un cinéaste de studio, comprendre « je ne suis pas un auteur ». Il a pourtant développé un style empreint d’une certaine ironie qui en fait sa griffe et pourrait le situer à mi-chemin entre Ernst Lubitsch et Billy Wilder. Lubitsch pour son observation des mœurs. Wilder pour son goût du transformisme. Et comme tous deux, c’est dans la comédie qu’il exprime le mieux son art. Son haut fait d’arme : un Oscar pour My Fair Lady. Son palmarès : une bonne cinquantaine de films, sans compter ceux dont il s’est fait virer, les plus connus étant Autant en emporte le vent et Le Magicien d’Oz qu’on lui reprocha de trop « féminiser ». Car oui, c’est là sa spécialité : les femmes. Au risque d’être réducteur, ses portraits de femmes ont fait sa réputation et on le désigne généralement comme LE directeur d’actrices hollywoodien.

Le parcours d’Ophuls est tout autre. Né en Allemagne, il quitte le pays pour la France – dont il prendra la nationalité – à l’arrivée au pouvoir des nazis. Ophuls est d’origine juive, comme Cukor d’ailleurs. Second exil après avoir été démobilisé à la défaite de 1940. Pour les États-Unis cette fois, le temps de la guerre, où il aura du mal à se trouver une place à Hollywood. Ophuls, ce sont des productions allemandes, françaises, néerlandaises, italiennes, américaines. International, il incarne l’Europe. Une certaine idée de l’Europe : le multiculturalisme, la culture tout simplement. Il est un auteur évident. Son style : un art du plan-séquence animé par une caméra fluide qui cadre et recadre toujours au plus juste en suivant des mouvements félins. On parle d’arabesques ophulsiennes. Un style singulier qui n’appartient qu’à lui. Novateur. Le travelling kubrickien lui doit énormément. Son haut fait d’arme : Lola Montès, « le plafond de la chapelle Sixtine du cinéma moderne » ainsi que l’écrivait Claude Beylie, un profond échec commercial. Son palmarès : une vingtaine de films – seulement pourrait-on penser, mais sans déchet. Son sujet de prédilection : la femme dont il a donné certains des plus beaux portraits.

Cukor / Ophuls, c’est mettre en regard, plus qu’opposer, deux cinéastes qui ont en commun une même fascination pour les personnages féminins. Mettre en regard, parce que si leur intérêt pour la féminité peut les rapprocher, leur manière de l’aborder les éloigne. Par leur style d’abord. Cukor, plus hollywoodien, travaille davantage le jeu avec ses actrices qu’il ne cherche une écriture cinématographique. Ophuls écrit littéralement avec la caméra. Deux approches de la mise en scène différentes. L’une hérité du théâtre, l’autre purement cinématographique. Deux styles. Un Cukor solide et puncher, dans la lignée d’un George Foreman pour la boxe. Un Ophuls tout en mouvement, dans la lignée d’un Mohamed Ali. Et cela donne finalement un rapport à la féminité complètement différent. Cela donne une position complètement différente quant à la place de la femme dans la société. La place que la société laisse aux femmes, ou leur assigne. Une société phallocrate, s’il était besoin de le rappeler. Ainsi, chez Cukor, la femme, pour rivaliser avec l’homme, doit-elle se masculiniser. Son émancipation, voire la révélation de sa féminité, passe par la masculinité. Du travestissement dans Sylvia Scarlett à la dévirilisation de l’homme dans Mademoiselle gagne-tout. La femme chez Cukor, pour exister, doit se comporter comme un homme, jusqu’à le faire disparaître même (The Women). Un rapport frontal, conflictuel, féministe peut-être, même si paradoxalement il passe par un certain effacement de la féminité. À l’inverse chez Ophuls, les femmes ne se départissent jamais de leur féminité. La cause est la même : exister dans une société régie par l’homme. La conclusion est différente : pas d’émancipation possible. Quoi qu’elles fassent, les femmes ophulsiennes sont prisonnières. Prisonnières du paraître, elles sont obligées d’être dans les convenances. Obligées de paraître ce qu’on attend d’elles, de se conformer à l’image qu’on leur impose. Obligées de trahir et sauver les apparences. Réduites au paraître quand elles endossent tout l’être. La femme chez Ophuls est encagée. Une lionne en cage qui prend conscience qu’elle est lionne et en cage. Et qu’elle n’y peut rien changer.

Deux visions donc. L’une plus percutante. L’autre plus romantique. L’une plus jouissive, l’autre plus réaliste – rapport à la réalité sociale de leur époque. Deux visions qui s’expriment à travers deux styles d’écriture distincts qu’il s’agira de confronter. À les croiser ainsi, la spécificité de chacun sautera aux yeux. On pourra voir aussi que malgré (ou grâce à) leurs différences, ils peuvent être thématiquement le prolongement l’un de l’autre.

Franck Lubet, responsable de la programmation