En prévision du projet de réaménagement des espaces rue du Taur, la bibliothèque de la Cinémathèque de Toulouse est fermée au public jusqu’à la fin des travaux. Nous vous remercions de votre compréhension.

Frederick Wiseman

Du mercredi 03 mai 2017
au mercredi 31 mai 2017


Voir les projections

Une mosaïque de réels

On a coutume de distinguer le documentaire de la fiction. On peut même aller jusqu’à les opposer. Est-ce bien juste ? Fiction ou documentaire, n’est-il pas toujours question de cinéma ? Et seulement de cinéma. Un rapport au réel, son interprétation, sa (re)transcription, sa transfiguration. Comme toujours le cinéma, même dans ses propositions les plus fantaisistes. Faut-il vraiment les différencier ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une question de genre ? Le documentaire comme il y a la comédie, comme il y a le western, comme il y a le mélodrame, etc. Le documentaire avec ses règles, avec ses codes, avec son histoire et ses ruptures, avec ses maîtres, comme n’importe quel genre. La distinction fausse certainement le rapport que l’on peut entretenir avec le cinéma ; elle est une manière de surdéfinir un genre. Et s’il est vrai que le documentaire est spécifique dans son rapport direct au réel, la distinction induit alors la question du vrai et du faux. La question piège. L’un serait plus vrai que l’autre… La vérité n’existe pas. De même que la réalité n’est pas une et indivisible. C’est la démonstration Rashômon : existent différentes versions de la réalité, qui varient selon les témoins. Le cinéma offre une perception du réel. Ni plus ni moins. La réalité du tournage qui transpire dans les images filmées offrirait peut-être un haut degré d’objectivité, mais elle est toujours rattrapée par le montage et sa subjectivité. Et un film ne sera jamais qu’une perception du réel d’une personne, qui l’aura transformée pour la communiquer à d’autres, qui elles-mêmes en auront une perception (de cette réalité transformée) propre à chacune. Reste l’écriture. Le style, comme dit Proust, qui n’est ni un enjolivement ni une question de technique, mais « comme la couleur chez les peintres, une qualité de la vision, la révélation de l’univers particulier que chacun de nous voit, et que ne voient pas les autres », ajoutant « le plaisir que nous donne un artiste, c’est de nous faire connaître un univers de plus ». Les films documentaires sont écriture, comme tout autre film. Le documentaire a du style. Et il connaît quelques artistes. Si l’on a toujours projeté du documentaire à la Cinémathèque, sans distinction particulière, le considérant avant tout comme du cinéma, comme on programme un porno, il est vrai aussi que cela fait quelques années que l’on ne s’y est pas confronté en tant que genre. C’est un genre riche. Un genre trop souvent réduit à ses sujets alors qu’il porte les plus fondamentales questions d’écritures cinématographiques. Nous y reviendrons désormais plus régulièrement. On commence avec cette rétrospective Frederick Wiseman.

Wiseman, après avoir produit The Cool World de Shirley Clarke en 1963, entre véritablement en cinéma de façon autodidacte à la fin des années 1960, avec Titicut Follies (sur la prison psychiatrique de Bridgewater), son premier film et le manifeste de ce que sera sa grammaire cinématographique. Depuis maintenant 50 ans et plus de 40 films, la première spécificité du cinéma de Wiseman est d’observer l’activité humaine dans sa dimension collective, à travers des institutions ou des lieux de vie. Un lycée, un hôpital, un tribunal, un grand magasin, un musée, un opéra, une caserne, une salle de boxe, un quartier, un parc… Wiseman filme le fonctionnement d’un lieu et saisit le complexe chaos de l’existence.
Sa méthode : une équipe réduite à trois, dont lui qui prend le son. Investir le lieu sans véritable repérage préalable, sans point de vue préconçu, et tourner. Pas d’interviews, pas de commentaires, pas de musique additionnelle. Des images et des sons. Wiseman filme beaucoup. Tourner pour trouver. Ses tournages durent plusieurs semaines. Il accumule les heures de rushes, des séquences qu’il appelle « objets trouvés ». Le film naîtra de ce matériau. Il doit s’écrire de lui-même, d’après le matériau (image et son) enregistré. Le montage fera le reste. Une étape qui dure aussi des semaines, si ce n’est des mois. Une étape de réduction pour trouver l’essence du film ; pour trouver LE film. Pour Wiseman, le scénario s’écrit au montage. C’est-à-dire arranger entre elles des séquences, sans se référer à la chronologie de tournage, pour rendre une synthèse de ce que le tournage lui a appris du lieu et des personnes qui le font. « Je ne dirais pas que mes films montrent la vérité, et je déteste cette expression de “cinéma-vérité”. Je filme un sujet, une situation, parce que je ne sais pas ce que j’en pense, je tourne et je monte justement pour le savoir. » (Wiseman)
Cela donne une narration en forme de mosaïque. Une mosaïque de moments de réel, pris sur le vif, et agencés en une humaine fresque. Un cinéma complètement choral (plus qu’un dit film choral) et tout à fait impressionniste dans sa manière de rendre par petites touches une vérité de l’instant. Dernière chose, le cinéma de Wiseman s’inscrit dans la durée. Ses films sont longs et cette durée hors norme est le creuset d’une immersion totale. Wiseman nous plonge littéralement dans de nouveaux univers, tels que Proust l’entendait ci-dessus. Wiseman : plus fort que la réalité virtuelle. Plus fort qu’une virtuelle réalité.

Franck Lubet, responsable de la programmation

Bibliographie