EUGÈNE GREEN
« Vous savez ce que Jules Verne raconte ?… Jules Verne raconte que, quand on voit le rayon vert, on est capable de voir dans ses propres sentiments et dans les sentiments des autres », dit un personnage dans le film de Rohmer (Le Rayon vert). On ne le savait pas encore à ce moment-là, mais c’est là une partie de la définition du cinéma d’Eugène Green. Non pas que Green soit rohmérien, encore qu’ils appartiennent à la même famille, mais parce que son cinéma parvient à saisir la lumière intérieure des êtres, parce qu’il atteint cette perfection cinématographique de révéler le caché dans et par l’image. Un extraterrestre, cinéaste, écrivain, poète, essayiste, metteur en scène de théâtre, né en Barbarie (lire États-Unis d’Amérique dans le vocabulaire greenien), qui est le plus baroque des cinéastes français. Baroque au sens étymologique du terme : un art de l’émotion plutôt que de la raison, qui cherche à révéler dans l’illusion la réalité du monde. (Pas un monde réaliste). Un art qui trouve toute sa plénitude dans le cinématographe : « ce nouvel art [qui] constitue une réponse platonicienne à l’interrogation de Platon. [C’est-à-dire que] si le monde est une ombre sur le mur de la caverne, il n’y a de nos jours que le cinématographe qui, en captant cette ombre, et non en l’imitant, nous permet de remonter jusqu’à la réalité de l’idée » (Eugène Green). Ou, comme il l’écrit encore : « De nos jours, la seule forme d’expression qui retrouve intégralement l’oxymore baroque est le cinématographe : il enregistre le monde comme une réalité et le fait apparaître comme un rêve, en nous y dévoilant un monde caché plus solide que l’autre »… Le cinéma comme représentation et réalité supérieure.
En dix-sept ans et treize films, dont nous présenterons ici l’intégralité, Eugène Green a développé une véritable poétique du cinématographe (du titre de son essai sur le cinéma dont sont tirées toutes les citations de ce texte) qui, dans la lignée du sillon creusé par Robert Bresson, remet totalement en cause la notion de réalisme communément admise. Une poétique qui tend moins à déterminer une présence du réel qu’à révéler une présence réelle : « Dans toute conception spiritualiste, le monde a deux aspects, l’un qui est facilement appréhensible par les sens, et l’autre qui reste caché. Mais le vent qui, invisible, traverse une plaine, n’est pas moins présent, ni moins réel, que lorsque, faisant plier un arbre, il devient saisissable par la vue. La mystique et le cinématographe ont comme vocation la connaissance de ce qui est caché dans le visible. » (Eugène Green)
Une poétique qui passe d’abord par une langue impeccable, racinienne, dite de manière baroque – ce qui peut surprendre au début – en respectant toutes les liaisons. « Comme antidote aux dialogues littéraires, on propose souvent soit une écriture “naturaliste”, soit un texte improvisé par les acteurs. La première solution donne en général le langage d’Aubervilliers imaginé par un homme du VIe arrondissement de Paris, et la seconde oblige les acteurs à accomplir en permanence un effort intellectuel, aboutissant à un jeu théâtral fondé sur la rhétorique verbale, comme dans le cinéma muet. Le but des dialogues dans un film n’est pas de sonner “vrai”, mais de faire apparaître la réalité cachée dans l’image. »
Une poétique qui passe ensuite par la manière de filmer ces dialogues. Eugène Green rompt avec la norme codifiée de l’utilisation du champ / contre-champ de trois-quarts pour proposer une dialectique du face caméra qui nous met, spectateurs, au cœur du dialogue ; non plus simple témoin, mais acteur nous-mêmes : transpercés par la parole. Cela donne les regards caméra les plus beaux et les plus troublants depuis celui de Monika dans le film éponyme de Bergman, touchant ici à la grâce. Chez Eugène Green, le cinéma, c’est la parole faite image.
De la sorte, son cinéma ouvre l’esprit au mystère du monde. Une approche spiritualiste qui pose autrement le rapport du cinéma au réel. Antinaturaliste, il n’en est que plus réaliste, fouillant, dans les fragments du réel qu’il enregistre, une autre réalité, plus abstraite, qui ne saurait être réduite à une imitation de la nature. Une proposition de cinéma rare et d’autant plus précieuse qu’elle n’exclut jamais l’humour.
Franck Lubet, responsable de la programmation