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Autoportrait / Journal filmé

Du mardi 07 janvier 2020
au jeudi 06 février 2020


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De la question de l’autobiographie au cinéma, ou plus précisément d’une écriture cinématographique à la première personne. Un genre ? Comme existe le biopic. Ou une lapalissade ? Puisque tout acte créatif n’est finalement que le rendu d’une expérience personnelle. Plutôt une écriture au singulier qui est devenue une singulière écriture.
Il y a d’abord les films dits de fiction, des films basés, écrits, sur des faits vécus, des souvenirs. Quelque chose de la mémoire recréée. Le Miroir de Tarkovski, dans lequel le cinéaste poète sonde son âme. Amarcord (« je me souviens » en français), à travers lequel Fellini revit dans son style baroque son enfance. On pourrait aussi citer Truffaut et son alter ego Léaud / Doinel, double de celluloïd du cinéaste. Ou encore Woody Allen et Nanni Moretti (Aprile, ici) qui se mettent directement en scène à travers leurs propres avatars… Un cinéma qui met en scène le JE, où le cinéaste se met en scène dans un prolongement ou une projection de lui-même. Un cinéma qui part de souvenirs et cherche à les faire revivre, sublimés par la mémoire, mais qui reste inféodé à un cinéma manufacturé ; où, s’il y a un matériau autobiographique à la base, celui-ci est transformé, arrangé, fictionné. Une écriture qui pourrait avoir à voir avec l’autofiction littéraire.
Et puis il existe une autre approche, entre le documentaire, l’essai et le cinéma expérimental. Une approche qui met en jeu le JE. C’est elle qui nous intéresse plus particulièrement ici. Une expression plus personnelle, plus directe, d’une personne seule, sans équipe. L’expression d’une personne seule avec sa caméra. On pourrait dire face à sa caméra, comme face à un miroir qui sera par la suite tendu aux spectateurs. Une pratique de l’ordre de l’intime, du privé (filmer son quotidien, une histoire personnelle ou familiale), et pourtant livrée à un public, vouée à être rendue publique. Une forme quasi amateur contre une forme professionnelle plus formatée, plus réfléchie mais moins réflexive. Une écriture singulière, fragmentée et fragmentaire où le commentaire (la parole) tient une place capitale, qu’il soit enregistré en direct au moment de la prise de vue (les films d’Alain Cavalier, qui analyse ce qu’il filme dans un dialogue direct avec le spectateur) ou au montage (les films de Chris Marker, qui analyse ce qui a été filmé sous la forme d’une discussion épistolaire).
Une écriture spécifique qui tient davantage de celle, littéraire, de mémoires. Alain Cavalier parle de « filmeur » pour distinguer du ou de la cinéaste celui ou celle qui s’exprime cinématographiquement à la première personne. On pourrait aussi parler de mémorialiste, tant enregistrer des moments, tel un journal intime, marque aussi une volonté d’archiver des époques et de les organiser pour en tirer un récit qui tend au collectif. Ainsi Dominique Cabrera qui, en s’interrogeant sur elle-même, saisit quelque chose des élections de 1995 (Demain et encore demain, journal 1995). Ainsi Boris Lehman dont les tentatives de se décrire sont aussi des portraits de Bruxelles. Ou Jonas Mekas dont les journaux filmés sont aussi des archives rares de l’underground américain, et Gérard Courant dont la série des Cinématons forme une œuvre monumentale à la fois autoportraits / trombinoscope d’acteurs culturels sur plus de trente ans et autoportrait en creux du cinéaste. Ainsi, encore, Boris Lehman, Jonas Mekas, Joseph Morder, Alain Cavalier et Gérard Courant qui ont une tendance à filmer compulsivement, à amasser des images et des mots (plus que des sons), constituant un matériau qu’ils utiliseront plus tard pour recomposer une mémoire par le montage. Voir chez Mekas le côté haché, pris sur le vif, par le montage, qui renforce une impression de couches de mémoire qui se superposent et s’interpénètrent à la manière dont fonctionne la mémoire – par flashes, par bribes. Le journal filmé crée une nouvelle temporalité, un temps indéfini dirait Ross McElwee, qui fixe des moments, des instants, sans jamais les figer. Une temporalité où la mémoire n’est pas simplement animée, mais véritablement réanimée.
Écrire un film à la première personne, c’est revendiquer et affirmer le dispositif filmique plus qu’un ego. C’est montrer la caméra et se montrer par la caméra (plus qu’à la caméra). C’est un cinéma révélateur. Un cinéma qui rend visible une personnalité à sa manière de regarder. Un cinéma où l’on glisse de l’image que l’on se fait de soi à une image que l’on fait de soi. Et finalement un cinéma à travers lequel on cherche moins à se ressembler qu’à se rassembler. Ou, comme dirait Boris Lehman, « je ne fais pas des films, je suis fait par eux » et, comme pourrait prolonger Chris Marker, « contrairement aux idées reçues, au cinéma, la première personne est plutôt un signe d’humilité : tout ce que je peux vous offrir, c’est moi ».
Probablement la forme de cinéma la plus altruiste, qui a tous les attributs d’un monologue et qui, au contraire, au final, instaure un profond et véritable dialogue entre filmeur et regardeur, brisant les statuts classiques de cinéaste et spectateur.

Franck Lubet, responsable de la programmation