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Ida Lupino – Juste une cinéaste ou une cinéaste juste ?

Du mercredi 14 octobre 2020
au dimanche 15 novembre 2020


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Projections du 30 octobre au 15 novembre 2020 annulées

 

La première actrice hollywoodienne devenue réalisatrice. La deuxième femme cinéaste américaine après Dorothy Arzner (la troisième, en tenant compte de Lois Weber qui elle aussi avait été actrice avant cinéaste). La première femme encore à avoir fait un film noir. La seule femme à avoir tourné un épisode de la série La Quatrième Dimension_… Elle-même, selon sa propre expression, se qualifiait de Don Siegel du pauvre, comme elle définissait sa part d’actrice de Bette Davis du même tarif. Moins élogieux au premier abord, mais plus percutant, plus dans son style fullerien. Plus juste aussi, ou lucide, conforme en tout cas à une réalité factuelle, sans que cela ne soit péjoratif.
Présentée comme la Jean Harlow anglaise, elle débarque de sa natale Albion dans les années 1930 comme actrice et, après quelques films à la Paramount, se révèle véritablement au début des années 1940 dans le film noir de la Warner (_They Drive by Night
, High Sierra, Le Vaisseau fantôme…) dont elle devient une remarquable femme fatale. Mais à la Warner règne Bette Davis et malgré un similaire caractère bien trempé elle n’atteindra jamais sa stature au sein du studio. Comme la reine Davis, elle ne se gêne pas pour refuser les rôles qui ne l’intéressent pas, mais elle, elle finit par être placardisée. Il n’y a de place que pour une Bette Davis à la Warner, ou alors il faut s’appeler Joan Crawford.
C’est à cette époque, fin des années 1940, qu’avec son mari d’alors, Collier Young, ils fondent leur propre maison de production indépendante : The Filmakers (avec un seul « m »), active de 1949 jusqu’au milieu des années 1950. Et qu’elle passe derrière la caméra. Elle n’en quittera jamais totalement le devant – on la reverra dans Le Grand Couteau d’Aldrich ou La Cinquième Victime de Lang – ni, après la faillite de la Filmakers, le derrière, bien qu’à une exception ce ne soit pour la télévision des sixties (Alfred Hitchcock Presents, Le Fugitif, Les Incorruptibles, Ma sorcière bien-aimée…).
Mais c’est cette poignée de films qu’elle coécrit, coproduit et réalise entre 1949 et 1953 qui nous intéresse tout particulièrement. De purs produits de série B, fauchés mais secs et directs, très brefs (moins de 90 minutes), tournés entre décors naturels et décors de studio dépouillés, débarrassés de tout pathos et psychologisme – d’où la référence à Don Siegel qui avait tourné pour The Filmakers un film écrit, produit et interprété par elle-même : Ici brigade criminelle_.
Le crédo de Lupino, c’est de faire des films très bon marché sur des sujets chocs, qui montrent le visage caché (féminin) de l’Amérique et qui soient commerciaux. Fille-mère (Not Wanted_), viol (Outrage), bigamie (The Bigamist
)… on flirte avant l’heure avec une certaine veine du cinéma d’exploitation. Lupino s’empare de sujets tabous de l’Amérique puritaine des années 1950 mais, sans aller chercher le sulfureux, elle leur imprime une teinte plus proche du film noir que du film social. Et ce dès son premier film, Not Wanted, dont la structure en flashback et la fuite/poursuite finale empruntent au genre. Ou toute la première partie d’Outrage éclairée comme un film noir. Comme marquée par ses années d’actrice walshienne, Lupino cinéaste trempe dans le noir avant même de tourner son Voyage de la peur, réputé premier film noir réalisé par une femme. Avec The Bigamist elle invente l’homme fatal ordinaire, scellé par une sorte de fatum dans son indécision entre les deux femmes qu’il aime (symboliquement, une femme d’affaires et une femme au foyer), lâche peut-être, pathétiquement humain sans aucun doute. Pathétique et lâche encore sera la réaction de violence dans le final de The Hitch-Hiker, comme un exutoire à une frustration plus profonde que la seule séquestration, le tout dernier plan nous invitant à reconsidérer le film au-delà de l’amitié virile. Ida Lupino semble s’amuser avec les hommes et l’image (qu’ils ont) de leur masculinité, de grands enfants jouant au train électrique. Mais elle n’est pas tendre avec les femmes, leur imposant un passage à l’âge adulte dans la violence (le viol, l’abandon de l’enfant, la maladie…). Ses personnages féminins commencent dans le conte de fées et finissent dans le drame. Une jeune fille annonce ses fiançailles et se fait violer. Une autre apprend qu’elle est enceinte quand elle finit par renoncer à son amant parti sans adresse. Une danseuse prometteuse et fiancée à son partenaire attrape la polio… Cette violence faite aux femmes, ainsi qu’une forme de passivité de ses héroïnes, lui furent reprochées par des critiques féministes américaines quand elle fut redécouverte dans les années 1970, qualifiant ses films de conventionnels voire sexistes, traitant de sujets féministes mais d’un point de vue antiféministe. Peut-être parce que, depuis ses années 1950 cadenassées, elle ne peut qu’être moins militante et chercher à poser un constat social qui passe par la cinématographie. Métaphorisée par un long son de klaxon, la scène de viol dans Outrage est de ce point de vue remarquable. On ne voit rien de l’agression, si ce n’est dans le dernier plan de la séquence, un homme qui passe la tête à sa fenêtre ouverte pour regarder d’où vient le bruit et, ne voyant rien, la ferme. C’est là toute la force du cinéma d’Ida Lupino : mettre en scène des personnages qui devront regarder en face leurs fêlures (physiques et psychiques, l’infirmité étant une caractéristique récurrente de ses films), seul.e.s, dans une société qui ne les voient pas/plus. Un cinéma où la renaissance passe par la disparition. Un cinéma de la fuite, où pour exister réellement il faut se soustraire au regard (notamment de ses proches). Cela peut poser question moralement et politiquement. Cinématographiquement, c’est une idée lumineuse qui interroge notre manière de – ne pas – regarder. À voir donc.

Franck Lubet, responsable de la programmation