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Julien Duvivier

Du mercredi 27 mars 2024
au samedi 11 mai 2024


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Juju la terreur. C’est le petit nom que Jean Gabin lui donnait. Juju la terreur… Le despote des plateaux. Un caractère de cochon. Un personnage grognon, désagréable, disait Henri Jeanson, qui lui a écrit Pépé le Moko ou La Fête à Henriette comme scénariste tout en ayant crucifié Golgotha dans une de ses critiques dont il avait le secret. Un ours qui n’avait pas de conversation, disait encore le polémiste. Un technicien remarquable mais sans aucun sens critique. Certes, il aimait le cinéma, mais en vérité il n’a éprouvé le besoin de ne faire aucun film. Ce qui fait qu’il a touché à tout, mais il ne laissera pas une œuvre ; quelques chefs-d’œuvre, c’est tout… Voilà pour le portrait. Avouez que ça fait tout de suite envie d’aller y voir plus loin.

De quoi retrouver
de la qualité française
dans toute sa splendeur.

Julien Duvivier, c’est d’abord une tranche du cinéma français des années 1920 aux années 1960 (moins le temps de l’Occupation) avec quelques-unes de ses plus belles pages : La Belle Équipe, Pépé le Moko, La Bandera, La Fin du jour, Panique, Sous le ciel de Paris, La Fête à Henriette, Voici le temps des assassins, Marie-Octobre, Pot-Bouille, La Tête d’un homme, David Golder, Au bonheur des dames, Poil de Carotte… Jean Gabin, Viviane Romance, Harry Baur, Danielle Darrieux, Michel Simon, Danièle Delorme, Fernandel, Mireille Balin, Charles Vanel, Edwige Feuillère, Louis Jouvet, Brigitte Bardot… pour les têtes d’affiches. Charles Spaak, Henri Jeanson, René Barjavel aux scénarios. De quoi retrouver de la qualité française dans toute sa splendeur.

Mais Duvivier, c’est surtout la misanthropie à l’œuvre. Une vision sombre de l’humanité, un plaisir presque sadique à confronter l’individu au groupe ; le portrait d’une société bâtie sur les faux-semblants, la manipulation, et vouée à la trahison. Où il n’y a qu’un espoir, c’est qu’il n’y en a pas. Une œuvre au noir. La noirceur à l’œuvre. Il y a quelque chose de dostoïevskien dans le cinéma de Duvivier et l’on reverra avec délectation La Tête d’un homme, son adaptation d’un Maigret, trahissant Simenon pour donner le portrait d’un Raskolnikov des plus hallucinés du cinéma. On se rappellera qu’en plein Front populaire, sa première fin de La Belle Équipe, refusée par le public, tombera rétrospectivement comme le couperet d’une guillotine sur l’Histoire : froide de lucidité. Et l’on serrera encore les dents dans le final canin de Voici le temps des assassins, ou on essaiera de ne pas trembler avec Marie-Octobre quand elle tiendra la vengeance au bout de son bras. Chez Duvivier les personnages ont une revanche à prendre. Sur la société. Sur la vie. Mais elle ne pourra se réaliser sans la tragédie. Crime et châtiment, voici le temps des condamnés.

Ce qui frappe le plus, en revoyant les films de Duvivier, c’est la difficile comparaison avec le cinéma de son époque, c’est le manque de véritable équivalence. On pourrait par moments penser à von Stroheim, mais son sadisme se pare d’un fétichisme que Duvivier ignore (encore que…). Le réalisme poétique ? Sa mise en scène est trop ironique, voire sardonique. Elle laisse toujours sentir qu’il y a quelqu’un qui tire les ficelles, qui n’est ni le Destin ni le Fatum, mais un démiurge – le cinéaste lui-même. Un démiurge qui maîtrise totalement la technique et sait manipuler ses personnages comme des marionnettes. Un démiurge qui connaît et comprend parfaitement la dramaturgie et s’amuse à manipuler ses spectateurs. Voir La Fête à Henriette qui raconte, à travers le ping-pong comique entre deux auteurs écrivant un scénario, un film en train de se faire ; livrant une mécanique quasi technique de comment fonctionne une trame. Dans un autre registre, Lars von Trier avait fait la même chose avec Epidemic. Et le nom lâché, se rappelant la noirceur du Danois et sa tendance sadique à plonger ses personnages dans des engrenages sans retour, aussi incongru et improbable que cela puisse paraître, on ne s’étonnera pas d’y trouver des points de concordance. Est-ce ce qui fait que les films de Duvivier ne nous semblent pas si éloignés ; toujours aussi mordants ?

Franck Lubet, responsable de la programmation de la Cinémathèque de Toulouse