Qu’est-ce que le cinéma ?
Partir du texte. Revenir à l’écrit pour retourner à l’écran. Repasser par la critique, développer une pensée du cinéma, un penser cinéma. Mettre des mots sur les images et les sons comme nous l’avions fait avec Raymond Bellour et la revue Trafic l’an dernier. Ici André Bazin, le père de la critique moderne et cofondateur des Cahiers du cinéma en 1951, et la rédaction actuelle de la mythique revue dirigée aujourd’hui par Stéphane Delorme. Une programmation en deux temps pour une question centrale et persistante : qu’est-ce que le cinéma ? Un intitulé, pour reprendre directement Bazin dans son introduction à son ouvrage éponyme, qui « n’est pas tant la promesse d’une réponse que l’annonce d’une question que l’auteur se posera à lui-même tout au long de ces pages ». Une programmation qui « ne prétend donc point offrir une géologie et une géographie exhaustives du cinéma, mais seulement entraîner le lecteur (ici le spectateur) dans une succession de coups de sonde, d’explorations, de survols pratiqués à l’occasion des films proposés à la réflexion quotidienne du critique (et donc ici au regard du spectateur) ». De Bazin, né il y a un siècle et mort à tout juste quarante ans en 1958, aux Cahiers aujourd’hui. De la question que se posait Bazin à l’époque – Qu’est-ce que le cinéma ? – à celles que nous avons posées aux Cahiers du cinéma aujourd’hui (Stéphane Delorme, Nicolas Azalbert et Jean-Philippe Tessé qui nous accompagneront du 27 février au 3 mars) : Y a-t-il encore du Bazin dans le cinéma d’aujourd’hui, soixante ans après sa mort ? Le réalisme ontologique résiste-t-il à la révolution numérique et à ses impacts sur la fabrication et la diffusion des films ? Bref, où (en) est le cinéma ?
« Qu’est-ce que le cinéma ? » sera donc d’abord une programmation de films en écho à la pensée bazinienne telle qu’il l’a développée dans son ouvrage Qu’est-ce que le cinéma ? publié à l’origine en quatre tomes puis réduit en un seul volume en 1975. Une programmation, non exhaustive et sélective, de films sur lesquels il a écrit et à partir desquels il a posé les fondations de ses théories, la question du réalisme en tête – qui n’est pas tant la question d’une forme figée, un genre et des codes, que de trouver dans l’enregistrement du réel une trace ou une empreinte de vérité plutôt qu’une imitation de la réalité. Une programmation qui demandera aussi, de facto, pour être tout à fait efficace, de se reporter au texte d’André Bazin (consultable à la bibliothèque de la Cinémathèque) que nous ne saurions convenablement résumer dans ces pauvres lignes. Nous y trouverons au premier rang le néoréalisme (Allemagne année zéro et Umberto D.) auquel il a consacré plusieurs chapitres et vers lequel tend toute sa réflexion sur le réalisme cinématographique, alchimie d’esthétique et de technique, clé de voûte du cinéma moderne. Du chapitre « Montage interdit », texte fondamental, il sera question dans Roar, film post-Bazin, avec les Cahiers du cinéma. Au chapitre « Théâtre et cinéma », à la divergence théâtre filmé / cinéma pur : Henri V de Laurence Olivier, qui « a aucun moment n’est vraiment du “théâtre filmé” ; le film se situant en quelque sorte de part et d’autre de la représentation théâtrale, en deçà et au-delà de la scène. Shakespeare pourtant s’y trouve bien prisonnier et le théâtre aussi, cernés de tous côtés par le cinéma ». Ou encore, présent également dans le chapitre « Pour un cinéma impur – défense de l’adaptation », sur les liens incestueux entre le cinéma et la littérature : La Vipère de William Wyler, où il y a « cent fois plus de cinéma, et du meilleur, dans un plan fixe que dans tous les travellings en extérieur, dans tous les décors naturels, dans tout l’exotisme géographique, dans tous les envers du décor par quoi l’écran s’était jusqu’alors vainement ingénié à nous faire oublier la scène ». Au même chapitre nous trouverons Espoir de Malraux, adapté de son roman L’Espoir, « dont l’originalité est de nous révéler ce que serait le cinéma s’il s’inspirait des romans… “influencés” par le cinéma ». Et puis il y a Bresson, dont nous nous réservons Journal d’un curé de campagne pour une programmation que nous vous proposerons à l’automne prochain (« Filmer Bernanos »), mais dont nous montrerons Les Dames du bois de Boulogne, à propos duquel Bazin écrivait que l’on peut le tenir « pour un film éminemment réaliste bien que tout ou presque tout y est stylisé. Tout : sauf le bruit insignifiant d’un essuie-glace, le murmure d’une cascade ou le chuintement de la terre qui s’échappe d’une potiche brisée. Ce sont ces bruits, d’ailleurs soigneusement choisis pour leur indifférence à l’action, qui en garantissent la vérité ». La Chevauchée de la vengeance de Budd Boetticher répondra aux chapitres consacrés au western, où se loge le cinéma américain par excellence ; quand un programme de courts métrages d’Alain Resnais sur la peinture répondra au chapitre « Peinture et cinéma » : « Le cinéma ne vient pas “servir” ou trahir la peinture mais lui ajouter une manière d’être, une symbiose esthétique entre l’écran et le tableau comme le lichen entre l’algue et le champignon »… Quelle métaphore !
Bref, nous suivrons une ligne de pensée des plus excitantes, qui assène moins qu’elle n’interroge – s’interroge – en permanence. Une méthode de penser le cinéma, plus qu’une orthodoxie de la pensée sur le cinéma. Ce qui explique sans mal l’influence que Bazin a pu avoir tant sur la critique de films que sur leur fabrication (les jeunes turcs qui feront la Nouvelle Vague, s’il faut les citer). Sa méthode, sa vision, ses intuitions ont-elles toujours cours ou appartiennent-elles à l’histoire, aux historiens et aux archives ? Qu’est-ce que le cinéma a-t-il été ?… C’est ce que nous verrons avec la critique d’aujourd’hui dans le deuxième temps de cette proposition programmatique. Parce que « Qu’est-ce que le cinéma ? » sera donc aussi une programmation de films choisis et accompagnés par la rédaction des Cahiers du cinéma (et leurs invités : Bertrand Mandico, également déposant de la Cinémathèque de Toulouse, et le groupe Salut c’est cool) pour faire le point sur la question aujourd’hui.
Franck Lubet, responsable de la programmation
Qu’est-ce que le cinéma ? La question posée par André Bazin se déplie pour une revue critique comme les Cahiers du cinéma en deux temps. Qu’est-ce que le cinéma par nature ? – ce à quoi Bazin répond définitivement par son « réalisme ontologique ». Et qu’est-ce que le cinéma aujourd’hui ? Comment a-t-il évolué ? Qu’est-ce qui fait « cinéma » pour nous ? Les cinéastes que nous avons choisis, ceux qui nous ont le plus accompagnés durant ces années 2010, incarnent un cinéma à la fois libre et profond : Apichatpong Weerasethakul, Nanni Moretti, l’insatiable Hong Sang-soo, dont nous montrons La Caméra de Claire en avant-première, film improvisé avec Isabelle Huppert en contrebande du Festival de Cannes, et Bruno Dumont, qui a opéré un changement de style révolutionnaire, et dont nous montrons avec bonheur Jeannette, produit pour le petit écran et n’ayant pas obtenu d’autorisation de distribution. S’ajoutent des cinéastes plus jeunes, que nous avons mis très tôt en avant : Maren Ade (Toni Erdmann), dont nous montrons Everyone Else, et les frères Safdie (Good Time), avec Lenny and the Kids.
L’héritage du réalisme bazinien est partout : dans les rues new-yorkaises de petits voleurs de bicyclettes, dans le grand cinéma italien que Moretti fait perdurer à la première personne, dans les petits sauts d’une fillette dans les dunes, ou dans les apparitions sidérantes d’Oncle Boonmee : le réalisme le plus grand se loge toujours au sein du merveilleux, et inversement. C’est pour approcher ce mystère que trois films anciens accompagnent cette rétrospective : La Petite Lise de Jean Grémillon, l’un des plus beaux films français, mariage idéal entre réalisme et poésie ; Roar, home movie aberrant où des stars se retrouvent au milieu des fauves, questionnant à leur insu le fameux « montage interdit » de Bazin ; et Twin Peaks: Fire Walk With Me de David Lynch, déploration hallucinante sur les derniers jours d’une fille perdue, avant le grand saut de Twin Peaks the Return. Comme nous regardons toujours de l’avant, ce programme se clôt avec Les Garçons sauvages, premier long métrage flamboyant de Bertrand Mandico, héritier de tous ces excentriques qui savent que la toile du rêve s’enfle d’autant mieux qu’elle sait montrer ses coutures ; et avec une séance concoctée par le groupe Salut c’est cool : SCC n’a jamais participé au circuit du cinéma, mais a utilisé les moyens de son temps et posté des vidéos sur internet. Et, miracle, c’est là qu’on trouve ce qu’on aime au cinéma : des formes, des corps, du montage, de la mise en scène, et puis de la liberté, de la joie, de l’audace. Le programme s’ouvre ainsi à la porosité entre internet, la télévision et la salle. Le cinéma souffle où il veut.
Stéphane Delorme, Rédacteur en chef des Cahiers du cinéma