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Histoires de cinéma 5

Du vendredi 12 novembre 2021
au dimanche 21 novembre 2021


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Histoires de cinéma chapitre 5
Ou d’une histoire du montage au remontage d’une histoire

Si, à en croire un certain Vladimir Ilitch Oulianov, le cinéma est le plus important des arts, il est surtout celui des arts qui a le plus travaillé avec l’Histoire, jusqu’à s’y confondre, celle-ci n’étant pas seulement une source où puiser des sujets d’histoires à raconter, mais une composante même du cinéma depuis sa naissance en 1895. De même que le cinéma, et plus largement l’audiovisuel, est une composante importante de l’Histoire du XXe siècle. À la fois document et matériau. Témoin de son temps et trompe-l’œil, l’image étant devenue la garante d’une vérité historique, si ce n’est d’une histoire véridique, tout en étant en proie à l’illustration d’un propos, c’est-à-dire à une illusion de vérité. Une histoire de regards – au moment où ces images sont prises, au moment où elles sont montées, et enfin encore une autre au moment où elles sont vues (qui peut être des décennies plus tard, dans un contexte complètement différent de celui où elles ont été produites). Une histoire de justesse du regard plus que d’une vérité de l’image. Puisque c’est le regard qui transforme l’image, comme Duchamp nous donne à regarder une fontaine où n’apparaît à première vue qu’un urinoir.

Cette question du regard, davantage même que celle du point de vue, est d’autant plus importante aujourd’hui que les images sont omniprésentes dans nos sociétés, voire constituantes de nos sociétés, se définissant désormais en nombre de vues et pointant par là une certaine déperdition, pour ne pas dire une déperdition certaine, du regard. Nous sommes entrés désormais dans un flux permanent d’images qui manque cruellement de reflux. Pourtant, et c’est une autre spécificité du cinéma en tant qu’art dans son rapport à l’histoire, le cinéma a acquis très tôt une conscience de sa propre histoire – l’histoire du cinéma – la questionnant sans cesse jusqu’à remettre en question sa propre légitimité comme pour mieux la révéler, ou du moins la réveiller. Ce processus, inhérent au cinéma, passe par une mise en crise des images.

Et c’est cette histoire que l’on va traverser comme Orphée traverse les miroirs chez Cocteau. Du cinéma au service de l’histoire, pour reprendre le titre d’un film de montage d’actualités de Germaine Dulac, à l’histoire au service du cinéma. D’une histoire du montage au remontage d’une histoire. Des histoires de cinéma aux cinémas d’histoire.

Elle passera par l’usage d’images préexistantes, par l’art de cinéastes de réaliser des films à partir d’images filmées par d’autres, racontant une autre histoire que celle pour laquelle elles avaient été produites. Elle est le fruit d’un art de faire du cinéma sans caméra. Et elle passera donc par le film de montage d’images dites d’archives ; par l’utilisation économique de stock-shots ; par le détournement, revendiqué comme un devoir par les Lettristes et les Situationnistes et depuis lui-même détourné ; par le found footage, art magistral du réemploi du film à travers son support même ; et enfin par le mashup, pratique plus récente découlant du détournement et du found footage à l’ère des possibles numériques, pour lequel nous convoquerons une troisième salle de diffusion : l’internet pour et par où il est produit.

Un cinéma au service de l’histoire

Cette histoire, elle commencerait au kino-glaz / ciné-œil / ciné-vérité, d’où découle l’idée reçue que ce qui est/a été filmé est vérité, quand finalement la question n’est pas tant la vérité d’une image que la vérité que l’on voudrait lui assigner, moins au moment où elle est enregistrée que rétrospectivement dans son emploi : au montage. Une écriture de l’histoire qui est déjà une histoire de réécriture. Une histoire de regard. Cette histoire, elle commencerait avec La Chute de la dynastie des Romanov, le film réalisé par Esther Choub pour le dixième anniversaire de la révolution russe de 1917, à partir d’images prérévolutionnaires. Un recollement de films de famille du Tsar et d’actualités sur la Russie tsariste qu’Esther Choub a trouvés dans différentes archives soviétiques et qu’elle a assemblés en un montage pur, sans transformations vertoviennes, révélant que ces images contenaient déjà en elles-mêmes les raisons et l’inéluctabilité de la révolution.

De ce film pionnier, mètre-étalon du cinéma face à l’histoire, on retrouvera plusieurs plans dans moult films ultérieurs, y puisant comme on pioche dans une banque d’images à des fins illustratives, épuisant l’acuité du regard d’Esther Choub. On en retrouvera une séquence devenue icône – celle d’un hiérarque du régime tsariste intimant l’ordre à la foule de se découvrir devant le cortège impérial – dans le film que Chris Marker dédia à Medvedkine : Le Tombeau d’Alexandre. Coupant le plan, pour mieux concentrer le regard du spectateur sur le geste qu’il commentera ainsi : « Quel film n’a pas montré cette procession des dignitaires. Et qui l’a regardée ? », Chris Marker, comme lui seul a su si bien le faire, recentrera le regard du cinéma sur l’histoire en décentrant l’histoire du cinéma sur le regard. (Le film d’Ujica et Farocki, Vidéogrammes d’une révolution, participe de la même démarche, mais sur un événement historique – la chute de Ceausescu – saisi sur le vif par des caméras de télévision et des caméscopes.)

De cette procession, on trouvera une autre séquence, prise sous un autre angle (à droite du défilé), dans un autre film de montage, réalisé par une autre pionnière, cheffe de file du cinéma d’avant-garde français des années 1920. Avec l’arrivée du parlant, Germaine Dulac entre chez Gaumont pour y diriger les Actualités et réalisera en 1935 Le Cinéma au service de l’histoire, un film de montage d’actualités d’un autre type, puisque s’il vise à retracer l’histoire internationale de 1905 à 1935 à travers des événements filmés, grands et petits, son commentaire analyse moins cette histoire passée qu’il n’augure de l’histoire à venir.

Et parce que l’histoire se raconte par ricochets, bien que l’on ait parfois l’impression qu’elle bégaie, on retrouvera au moins deux plans utilisés par Germaine Dulac dans son film dans celui de Peter Jackson sur la Première Guerre mondiale : Pour les soldats tombés. Un film qui défie toutes les règles du documentaire à partir d’images d’archives, tant il les aura transformées jusqu’à leur faire perdre leur caractère d’archive. Allant bien au-delà des libertés historiques que prennent avec ce type d’images les productions télévisuelles du genre « Apocalypse… », leur cherchant une dimension plus immersive qu’illustrative, il aura fini, à force de manipulations, par donner le jour à un objet mutant plus proche d’une esthétique de jeu vidéo du style de Medal of Honor que du documentaire.

Un film qui interroge l’historien, mais qui fascine d’un point de vue cinématographique. Car si l’utilisation d’images d’archives dans un film doit poser question au regard de l’histoire – sont-elles utilisées pour illustrer l’histoire ou pour l’interroger dans une dimension réflexive et critique, pour la déconstruire et la reconstruire à partir des images qu’elle a produites ? – il en va de même pour le cinéma, qui dans sa nature même n’a de cesse de se déconstruire pour se reconstruire.

Une histoire (du cinéma) au service du cinéma

De la destruction à la recréation. Cette histoire commencerait avec Le Traité de bave et d’éternité à partir duquel le lettrisme d’Isidore Isou allait définir un nouvel alphabet cinématographique. C’était en 1951. Extraits : « Je crois premièrement que le cinéma est trop riche. Il est obèse. Il a atteint ses limites, son maximum. Sous le coup d’une congestion, ce porc rempli de graisse se déchirera en mille morceaux. J’annonce la destruction du cinéma, le premier signe apocalyptique de disjonction, de rupture, de cet organisme balloté et ventru qui s’appelle film. […] Mais public de bœufs, vous ne comprenez pas que le cinéma possède déjà ses chefs-d’œuvre et que nous n’avons plus rien à faire qu’à mâcher ces chefs-d’œuvre, à les digérer et à les vomir. Le vomissement seul de chefs-d’œuvre anciens est notre unique possibilité de manifestation originale ; le crachat seul d’anciens chefs-d’œuvre est notre chance unique de créer dans le cinéma nos chefs-d’œuvre à nous. C’est ce que représente, aujourd’hui, dans la peinture, Picasso qui est le créateur de déglutitions et de crachats de toiles anciennes bien digérées ! ».

Isou redéfinit définitivement le cinéma en lançant le montage discrépant : une dissociation du son et de l’image, qui est elle-même constituée de bouts de pellicules récupérées dans des rebuts et ciselées (grattées, rayées ou déchirées). De là naîtront véritablement deux approches, le found footage et le détournement, qui repartent de l’histoire du cinéma pour la réécrire, c’est-à-dire l’interroger, en mettant en crise ses images, qu’elles soient iconographiques ou anonymes.

Du détournement, on retiendra essentiellement deux titres : La Société du spectacle, le pamphlet de Debord dénonçant une société de consommation aliénée et aliénante, tout en déclarant la non-propriété des images sur un montage de divers séquences prises à différents films, du Cuirassé Potemkine à La Charge fantastique. Et La Classe américaine s’amusant dans une bouffonnerie aussi joyeuse que destructrice des icônes hollywoodiennes, s’inscrivant dans une continuité ludique dans la brèche situationniste. Versant du détournement qui fait aujourd’hui le beau jeu du mashup, dans une approche plus warholienne.

Quant au found footage, il nous saisit par sa puissance régénératrice, qu’il dérégule le langage cinématographique ou qu’il travaille à même le matériau film pour extirper à la détérioration une beauté nouvelle purement sensitive en ce qu’elle est débarrassée de toute tentation romanesque. Une question de regard. Il ouvre un véritable champ de perception qui nous amène à regarder au-delà de l’image, derrière l’image, comme Van der Keuken parlait de regarder derrière le mur. Parce que l’on ne sait pas s’il y a quelque chose derrière le mur, mais on veut regarder derrière.

C’est cette histoire que l’on traversera ici, de la surface de l’image, frontale, à derrière l’image, plus profonde qu’elle ne laisse paraître. Une histoire anthropophage. Car comme la mémoire, le cinéma se nourrit de lui-même. Une histoire de films en somme, plus qu’une histoire de cinéma. Mais attention ces flims ne sont pas des flims sur le cyclimse.

Franck Lubet
Responsable de la programmation